• PARTIE III

     L’humour a toutefois ses limites.

     

    a) Il existe toujours un décalage entre réalité et fiction.

     

     

    L’humour est un moyen de divertir, de dédramatiser la souffrance et de libérer l’homme. L’humour dans un drame le dédramatise certes, mais peut aussi l’affaiblir, voire le contredire.

    Dans La Vie est Belle, le réalisateur peut faire croire que la volonté peut tout surmonter, même le pire, et donne l’impression que rien n’est grave. Benigni simplifie à l’extrême son personnage, qui est alors victime du destin et non plus de l’Histoire, au point que la question de la Shoah est presque reléguée au second plan. Le divertissement du spectateur sur un tel thème est une marque d’infantilisation pour le spectateur et considérée comme de l’irrespect pour la vérité́ historique par certains.

    La question de la mémoire de la Shoah via une œuvre comique est présente dans de nombreux journaux. Toutefois, elle est souvent *évacuée ou infléchie par des interprétations, en particulier psychologiques, puisque le thème principal du film, Benigni l'a répété, serait non la Shoah mais l’histoire de l’amour entre un père et son fils. Ceci rendrait le film acceptable, compte tenu du caractère transgressif du rire.

    Or, dans la presse juive, la situation est différente : la perception de La Vie est Belle est inséparable de la mémoire de la Shoah qui est l'un des pôles identitaires des Juifs de France. À cet égard, beaucoup de questions viennent aux esprits : Quelle leçon tirer de la Shoah ? Que transmettre à nos enfants pour que cela ne se reproduise plus jamais ? Ce sont des questions que des survivants des camps ne cessent de se poser, de nous poser. Tout un chacun, à sa façon, et avec ses propres moyens, essayera d'y répondre. Le cinéma aussi, participe à ce travail de mémoire. En fiction, "La Vita è Bella" (La Vie est Belle) est différent de tout ce qui a précédé... non seulement parce qu'il y a comédie et que Roberto Benigni est actuellement le plus grand comique de cinéma mais surtout parce qu'il montre le moins possible la Shoah et ses horreurs pour en dire plus et même mieux !

     

                De plus, l’humour peut dénaturer la réalité en rendant les situations beaucoup trop improbables, voir éminemment impossibles. Dans la Vie est Belle, de nombreuses actions sont éloignées de la réalité historique. Il est impossible qu’un enfant comme Giosué ait pu survivre ainsi dans un camp de concentration, passer inaperçu au milieu des enfants. De plus, les oppressés ne semblent ressentir pas la moindre haine envers leurs oppresseurs et font preuve de passivité. Lors d’une scène, l’oncle de Guido se retrouve prié de se déshabiller pour se rendre « à la douche » (c’est-à-dire évidemment dans une chambre à gaz) lorsqu’une officier nazie tombe devant lui : non seulement il la retient et l’aide à se relever, mais il lui demande en plus « Tout va bien, mademoiselle ? ».

    PARTIE III - L’humour a toutefois ses limites.

     

     

    Lors de la sortie de ce film, les avis étaient partagés entre les gens ravis et touchés, et ceux dégoûtés par ce manque de réalisme de l’œuvre qui, selon le journaliste et critique de cinéma français Serge Kaganski, est « faux » « du début à la fin ».

    Cependant, ça n’a pas empêché le cinéaste Roberto Benigni de recevoir du maire de Jérusalem une décoration « pour avoir contribué à étendre la compréhension universelle de l’histoire juive ».

     

                Le Dictateur retranscrit lui aussi de vrais faits historiques : Hitler au pouvoir voulant conquérir le monde, les Juifs enfermés dans des ghettos, surveillés et persécutés par des soldats nazis, la présence de Mussolini,...

    Cependant, Charlie Chaplin a beaucoup adouci la vérité. Tout d'abord, le personnage d'Hynkel est ridicule et pas vraiment méchant, contrairement à Hitler qui était cruel et impitoyable. De même pour Mussolini et son double Napolini. Dans le film, il semble sympathique et totalement idiot tandis qu'en réalité, il s’agissait également d’un dictateur impitoyable. Les Juifs sont quand même persécutés dans le film (boutiques avec écrit « Juif » sur la fenêtre, tentative de pendaison sur Charlie), mais ces persécutions ne sont rien comparé à ce qui s'est passé en réalité (juifs exécutés en publique, peu de nourriture, humiliations, vitrines détruites, etc...). Au final, ces persécutions deviennent « amusantes » puisque les miliciens sont représentés comme des hommes stupides, et Charlie n'hésite pas à se rebeller et à les frapper pour fuir. Une fois de plus, cette représentation est très différente de la réalité car quand un juif osait se rebeller, il était immédiatement exécuté. Les camps sont aussi différents. Dans le film, on dirait qu'il est facile de s'échapper alors que dans la réalité, c'était absolument impossible. Le quiproquo ainsi que le discours de la fin sont également absolument improbable.

    Il semblerait Chaplin ne savait pas l'horreur exacte de ce qu'il caricaturait dans son film puisqu'il a déclaré, « Si j'avais su l'horreur réelle des camps de concentration allemands je n'aurais pu réaliser Le Dictateur; je n'aurais pu faire un jeu de la folie homicide des nazis. »

    De même, Boris Vian avec sa nouvelle Les Fourmis, comme beaucoup de ses concitoyens, ignorait l'horreur des camps de la mort, mais a particulièrement été frappé par les massacres du débarquement en Normandie. Confronté à une réalité qui le dépasse, il écrit par la suite « Je ne me suis pas battu, je n’ai pas été déporté, je n’ai pas collaboré, je suis resté quatre ans durant un imbécile sous-alimenté parmi tant d’autres. »

    Car il y a bien évidemment des limites au rire.

     

     

     b) On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde.

     

     

    « Rire de tout » est un sujet sensible et polémique. La loi intervient souvent sur le rire en posant des bornes sur ce qui est admissible ou pas, définissant une limite entre rire et respect qui n’est pas toujours aisée à connaître pour tous.

    Le comique est un artiste qui bénéficie d’une liberté́ d’expression mais doit résister aux pressions. Certains sujets sont sensibles et il n’est pas convenable d’en parler. Le rire peut être ressenti comme une agression par certains : il devient alors injure ou diffamation. L’humour permet d’aborder des sujets sensibles, il n’est pas toujours une provocation de l’autre, mais l’est souvent : il est en effet aisé de rire des autres, mais le retour à soi est plus difficile. Le comique doit respecter des règles concernant le lieu et le moment, doit être subtil même s’il reste audacieux. Le talent de l’artiste comique lui permet de passer du cas particulier à la dénonciation à caractère universel. Le rire efficace est celui qui permet de rire ensemble, de rassembler. Le rire a des vertus protectrices.

    Le film sur la Shoah qu’est La Vie est belle est un succès public international. Les critiques sont partagées sur ce film : il y a polémique sur le fait qu’on ne peut pas rire de l’horreur de façon burlesque. La comédie peut être bouleversante quand elle mêle poésie, émotion et finesse, même sur un sujet délicat. Elle s’inscrit dans une tradition, la comédie est porteuse d’espoir et d’énergie. Le rire peut être empreint de gravité mais pour cela il doit s’éloigner de la réalité́.

                Le Dictateur est sorti 15 octobre 1940. Malgré le succès commercial, les résultats sont très mitigés. Chaplin est soupçonné de faire de la propagande anti-isolationniste en dégradant les relations entre les États-Unis, l'Allemagne et l'Italie et poussant les Américains à intervenir dans le conflit. Autre critique : celle qui l'accuse de faire une comédie sur un sujet tragique. Enfin, certains Américains n'apprécient pas le discours final jugé trop engagé. Sélectionné aux Oscars dans cinq catégories, le film ne reçoit dans un premier temps aucune récompense. Il fut également censuré en Espagne jusqu'en 1976 et en Irlande qui, voulant rester neutre durant le conflit européen censura alors le film de Chaplin avec pour motif qu'il aurait pu provoquer des émeutes.

    Cependant, le film ne déclenchera aucune révolte, aucun mouvement de population lors de la Seconde Guerre Mondiale.

    Le film sera bien évidemment censuré en Allemagne et ne sera projeté qu'en 1945 sous la pression des Américains. Le film ne sortira définitivement qu'en 1958 en Allemagne. Ce film a donc été très mal vu à l'époque, mais connaitra un énorme succès et obtiendra notamment plusieurs récompenses dont des oscars.